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Titre du blog : Alger je t'aime.
Auteur : Touil
Date de création : 05-01-2012
 
posté le 19-09-2015 à 14:07:58

Boualem Sansal

Boualem Sansal : le kamikaze

David Caviglioli

 

 

Avec “2084”, le grand romancier algérien, qui vit reclus chez lui, publie une fable blasphématoire sur l’islamisme et l’état de son pays.

 

Portrait d’un irréductible.

Boualem Sansal chez lui, à Boumerdès, en basse Kabylie,  sur la côte algérienne, 

Le nouveau roman de Boualem Sansal s’intitule «2084». Il a tout pour provoquer une nouvelle éruption épistolaire.

Il dépeint un lugubre empire théocratique futur, l’Abistan, soumis à un dieu cruel qui s’appelle Yölah. Un territoire clos né d’une «Grande Guerre sainte»«rien ne différencie un village d’un cimetière». Où des «commissaires de la foi» surveillent la population et combattent «la Grande Mécréance».

   

Sansal s’est installé à Boumerdès en 1972, jeune ingénieur sortant de l’Ecole polytechnique d’Alger. C’était une ville universitaire, dévolue au savoir et à la science, qui comptait une quinzaine d’instituts de recherche. Une centaine de nationalités étaient représentées. Les centres fonctionnaient en partenariat avec des universités françaises, américaines, canadiennes, russes. L’Algérie finançait ce coûteux système grâce à sa rente pétrolière. Quand le prix du baril a chuté, lors du contre-choc pétrolier de 1986, le pays a rompu ses onéreuses relations avec l’Occident, et Boumerdès s’est vidé.

 

 En juin 1972, Sansal avait passé quinze jours à Prague, lors d’un programme d’échanges interuniversitaires. Il avait rencontré Anicka, une étudiante tchèque en anthropologie. En 1974, ils se mariaient à Boumerdès. En 1976 naissait leur fille, Nanny.

 Quelques années plus tard, Sansal va la chercher à l’école, et ne la voit nulle part. Il finit par la trouver au bras d’un imam : un programme d’islamisation a été institué pour les enfants nés de couples mixtes, donc de mères chrétiennes. (La plupart des épouses étrangères ont dû se convertir, dans ces années-là.) Paniqué, il envoie les siens à Prague, où il multiplie les allers-retours. Son mariage n’y survit pas. Dans la préface du «Quarto» qui réunit ses romans, Sansal dit:

Ma vie personnelle et celle de ma famille ont vraiment été ravagées par les islamistes.»

 

Boualem Sansal : "le mauvais islam continue à avancer" “Alors parle et meurs”

Dans les années 1990, Boualem Sansal intègre le ministère du Commerce, puis celui de l’Industrie, en tant que «directeur général de l’industrie et de la restructuration». Pendant ce temps, la guerre entre l’armée et les islamistes ensanglante le pays. 

 

En 1996, Alger se trouvait presque dans la situation de Kobané. Les islamistes étaient à quelques kilomètres au sud. Chaque jour, on se disait que la ville allait tomber le surlendemain.»

 Des intellectuels, des artistes, des journalistes sont assassinés par centaines, comme l’écrivain Tahar Djaout, qui prend une balle dans la tête alors qu’il démarre sa voiture devant son domicile, dans la banlieue algéroise. Djaout avait ce mot que Sansal répète souvent:

Si tu parles, tu meurs; si tu ne parles pas, tu meurs. Alors parle et meurs.»

 En décembre 1998, il envoie «le Serment des Barbares» à Gallimard, seul éditeur dont il a l’adresse.

Pendant qu’il devient écrivain, la guerre se termine, et personne ne sait qui l’a gagnée.

 

 

Le succès littéraire pousse alors Sansal à prendre la parole. En France, en Allemagne, les journalistes prennent l’habitude de l’appeler. Il a la formule facile, n’a peur d’aucun gros mot. Il n’est pas un stratège qui épargne les ennemis de ses ennemis. Il s’en prend à tout le monde, indistinctement: à Bouteflika, aux religieux, aux intellectuels qui ont capitulé, à la société algérienne.

 En 2003, sur ordre de Bouteflika, il est démis de ses fonctions.

“Je suis allé à Jérusalem...”

 

Il est, depuis, dans une situation étrange. Il vit reclus avec sa femme (il s’est remarié). Il n’est pas persécuté par le pouvoir. On le laisse voyager. Il est invité partout. Il a une liberté de parole presque totale. Il n’est pas le seul. En Algérie, la presse francophone est assez virulente. Les «dissidents» sont nombreux. Le régime est une drôle d’entité politique, une dictature à faux nez, mouvante et lunatique, tantôt débonnaire, tantôt intraitable. Les livres de Sansal, là-bas, circulent de manière erratique. Certains sont censurés. Les autres, il faut les trouver. Ses lecteurs se les passent sous le manteau.

 Sansal est souvent invité par des groupuscules d’admirateurs, pour des lectures et des conférences informelles en appartement. Le jour où on lui parle, il vient de recevoir l’e-mail d’un journaliste local de Tizi Ouzou, qui lui écrit : «J’ai appris que votre nouveau roman sortait. Venez nous en parler. Nous serons une vingtaine. Il y aura du vin.» Bien sûr, dit Sansal, tous ces lieux sont infiltrés par la police. Le pouvoir laisse faire, tant qu’il n’y a pas de trop gros débordements, pour que les gens décompressent.»

 

A Boumerdès, il n’y a aucun loisir. Les cinémas ont fermé. Les bars aussi. Les gens boivent en cachette, dans leur voiture ou des clairières. On trouve un peu partout des cimetières de canettes. Il y a deux mondes, comme en Iran : une façade arabo-islamique triste, et une vie clandestine.»

 

Si le pouvoir le laisse tranquille, les ennuis viennent de la population. En 2012, Sansal est invité au Salon du Livre de Jérusalem. Il prend un avion pour Tel- Aviv, ce que personne en Algérie ne lui a pardonné. La presse se déchaîne contre ce «traître» vendu au «lobby sioniste». Revenant d’Israël, il répond à la foule en colère avec une tribune : «Je suis allé à Jérusalem... et j’en suis revenu riche et heureux» – titre qui illustre bien son espièglerie presque kamikaze. Puis il se rend à un dîner du Crif, ce qui fait hurler, dans un pays rongé par l’antisémitisme.

  Même la presse « dissidente » en a après lui. «Il a eu des prises de position qui lui ont valu l’hostilité des laïques, des gens de son propre camp, dit Abdou Semmar, directeur du site Algérie-Focus.

 

Son voyage en Israël a beaucoup choqué. Ses positions flirtent avec celles des lobbies intellectuels français. Il est édité là-bas, il y passe du temps: un mécanisme le pousse à regarder l’Algérie avec des yeux français. On a l’impression que ça lui fait perdre sa lucidité. Son tableau est plus noir que noir. Le camp islamo-conservateur est fort, mais il existe des niches de résistance. Les policières n’ont pas le droit de porter le voile, par exemple. Ces mécanismes, Sansal n’en parle jamais. Il est dans une logique de sinistrose.»

 

 

 Boualem Sansal : Bouteflika, les islamistes et moi Bio expressNé en 1949, Boualem Sansal est notamment l’auteur du «Serment des barbares» (1999), du «Village de l’Allemand» (2008) et «Rue Darwin» (2011). Il a reçu le prestigieux prix de la paix des libraires allemands en 2011. Son nouveau roman, «2084», figure actuellement sur la liste du Goncourt 2015